Alexandre Crazover a fait ses premiers pas en Chine à l’âge de 14 ans. Depuis, il n’a cessé d’élever des ponts entre la France et son pays d’adoption. Cet entrepreneur émérite place la compréhension de la culture de l’autre au centre de son projet professionnel, très fortement lié à son projet personnel.
Tout commence en classe de seconde lorsque le professeur Joël Bellassen (Bái Lèsāng de son nom sinisé) frappe à la porte et nous salue. Sans attendre, il dessine ce qui semble être un arbre et nous demande la signification de cette représentation. Étonnés de la simplicité de la question, nous répondons : « Un arbre ». Le professeur Bái acquiesce et nous révèle que c’est ainsi que s’écrit en chinois le mot arbre : 木. C’est pour moi le début d’un parcours particulier où l’Autre au sens large devient mon principal centre d’intérêt.
Nous sommes en 1993, j’ai 14 ans. Ensuite, tout s’enchaîne : après un voyage de deux semaines en Chine avec ma classe, je tombe littéralement amoureux de ce pays aux multiples contrastes, promis à un avenir si dynamique à mes yeux. À mon retour, je m’aperçois cependant que cette vision est loin d’être partagée par la plupart des Occidentaux, persuadés que ce pays restera à jamais un pays du tiers-monde. Dès lors, chaque cours de chinois est l’occasion de vivre ce qui devient en moi une passion. Cet engagement se manifeste également par mon désir d’aider les gens de divers horizons à se comprendre et de percer ce qui peut rendre les différences de cultures moins opposées. Ce nouveau champ qui s’offre à moi semble si vaste ; chaque caractère chinois me fascine au point de commencer à apprendre la calligraphie – que je n’approfondis pas car mes talents trouvent très vite leurs limites. Après le baccalauréat, j’intègre une classe préparatoire HEC et mets de côté l’allemand pour choisir le chinois en deuxième langue. À cette époque, l’apprentissage du chinois était moins courant qu’aujourd’hui. Ce cursus ne propose pas de chinois, je suis donc des cours avec le professeur Bái à l’École alsacienne, fenêtre d’espoir pendant ces deux années assez éprouvantes de préparation aux grandes écoles.
À mon entrée à l’ESCP, j’ai la chance de décrocher un stage chez Indosuez à Shanghai pour y travailler pendant trois mois. Là-bas, ma passion se renforce et j’imagine ma vie future en Chine. Je découvre cette vie exaltante à Shanghai où l’histoire laisse peu à peu place à une vision tournée exclusivement vers l’avenir, malheureusement parfois au détriment de certains quartiers. De retour en France, je crée, avec une associée chinoise installée à Shanghai, une petite société d’import-export avec la Chine. Cela me permet de financer quelques voyages en Chine et de mettre au jour ma seconde passion : l’entrepreunariat. Dès lors, je sais qu’il me faudra trouver un métier alliant ces deux intérêts.
En deuxième année d’école de commerce – nous sommes en 1998 – j’effectue un stage chez L’Oréal. J’ai une intuition soudaine : la Chine sera le nouveau centre du commerce mondial dans les prochaines années et Internet prendra une place très importante dans notre vie quotidienne. Convaincu des bienfaits de la mixité culturelle, je décide alors de réunir une équipe d’associés aux origines diverses (un Français, une Chinoise, une Japonaise, un Suisse Italien et un Indien) pour fonder DATASIA (Direct Access To Asia), un groupe spécialisé en communication en langues asiatiques. Au cours de ma dernière année d’étude, l’école propose une majeure « Entreprendre dans les nouvelles technologies ». Je peux donc étudier tout en menant mon projet de création d’entreprise. D’excellents professeurs de l’ESCP ainsi que la chambre de commerce et d’industrie de Paris nous conseillent pour les débuts de Datasia. Mon diplôme de promotion m’est remis par le fondateur de Nature & Découverte, une véritable source de motivation pour continuer à faire vivre mon projet.
Au bout de 18 mois, le bouche-à oreille commence à agir et de grandes marques de luxe s’intéressent à notre positionnement. Ils nous confient de plus en plus de projets d’adaptation de sites Internet pour le marché asiatique. Par la suite, Datasia devient Datawords Datasia ; notre rôle est de nous occuper de la production digitale multilingue de grands groupes de luxe et cosmétiques notamment. Nous sommes aujourd’hui 140 salariés et disposons de plateformes de production en Europe et en Asie. Mon attrait pour le rapprochement des cultures se retrouve à plusieurs niveaux : d’un côté, je suis entouré d’associés et de salariés talentueux de différentes cultures, et de l’autre, nous aidons les grands groupes à se rapprocher de leurs filiales en mettant en place des matrices adaptées à chaque culture pour accélérer le déploiement des projets. Cela demande beaucoup de pédagogie, de patience et de respect d’autrui ; cela suppose également de savoir rechercher avant tout des compromis, de se remettre en cause plutôt que de vouloir imposer une vision extérieure.
L’accompagnement culturel et multilingue de Datawords se développe aujourd’hui fortement autour des nouveaux métiers. Ainsi, le référencement multilingue (sur Google, Yahoo au Japon, Baidu en Chine, etc.) place au coeur de sa problématique la culture locale de l’internaute, et non une logique mondiale et uniformisée : l’internaute n’utilise pas le même type de mots clés d’un pays à l’autre et une simple traduction de ces mots clés ne convient pas. Il faut aussi prendre en compte les us et coutumes spécifiques des internautes. Par exemple, un site Internet en anglais ne pourra être bien référencé en Chine. Même si tout va très vite aujourd’hui, les cultures de chacun tendent souvent à se renforcer par peur justement de perdre leur identité. Notre rôle est donc d’aider les grandes marques à respecter l’identité de chacun, même sur la Toile afin d’augmenter la visibilité de nos clients sur ce support dans chaque pays.
Je me permettrai d’entrouvrir une parenthèse : je ne pense devoir au hasard le fait de m’être marié avec une Française originaire de la république démocratique du Congo. Lorsqu’on s’intéresse sincèrement aux autres au niveau professionnel, il est difficile à titre personnel de ne pas faire de même, ou vice versa. Ma femme m’a d’ailleurs enrichi d’une autre vision que celle de l’Asie, où l’Afrique rappelle à chacun un ensemble de valeurs différentes.
Décidément, cet arbre dessiné au tableau m’a profondément marqué. L’apprentissage du chinois et des sinogrammes permet à l’étudiant de développer des capacités spécifiques de mémorisation : parfois, un simple trait distingue deux caractères et, avec patience et méthode, on parvient au fil des années à lire un journal en chinois en développant ainsi sa mémoire. L’apprentissage du chinois est aussi un jeu : qui ne s’est jamais amusé, en butant sur un caractère chinois, de trouver dans un dictionnaire le caractère en question grâce aux clés et au comptage des traits ? Je crois que la première fois, j’ai mis presque dix minutes à trouver celui que je cherchais. Mais l’on prend vite goût à ce jeu.
Apprendre cette langue conduit souvent à s’intéresser aux langues présentant aussi des graphies particulières, comme le japonais, l’arabe ou l’hébreu par exemple. Cette porte ouverte vers l’altérité ne se refermera jamais car le rapprochement des cultures guide mes pas. Je travaille en ce moment, avec un groupe d’amis, à la mise en place de nouvelles logiques d’entrepreunariat où l’actionnaire ne s’isole plus des profondes mutations que nos modes de consommations imposent. L’objectif serait de réussir à rapprocher les différentes logiques et intérêts de chacun pour trouver un nouveau sens de marche vers un capitalisme responsable. Ambitieux, certes, mais mon professeur de chinois, en nous faisant percevoir qu’apprendre cette langue était possible, nous a aussi appris à dépasser l’adversité avec philosophie, comme le dit le chengyu : 好 事多磨, la voie menant vers les bonnes choses est parsemée d’embûches….
Un entrepreneur en Chine (planète chinois décembre 2010), apprenez quelque mots de chinois